“Où faut-il donc chercher le sens du « miracle » ? si non de nous révéler une surabondance, une générosité à laquelle nous n’osons plus croire, qui est celle de Dieu, mais aussi celle de toute sa Création, en faveur de l’homme… quand celui-ci se convertit lui-même, à la fois à la générosité et à la fraternité.” Jean Pierre Buecher
Une étrange demande
Voilà qu’un jeune prédicateur, encore largement inconnu fait irruption au beau milieu de gens occupés à des choses sérieuses : faire manger leur famille. Justement, ils sont rentrés bredouilles d’une nuit de vaine pèche. Ils sont à ranger leur matériel et se demandent, préoccupés, comment ils vont annoncer à leur épouse qu’il n’y aura rien à mettre dans la marmite….
Et voilà qu’un groupe de gens un peu trop bruyants envahit leur espace… On se presse autour du jeune rabbi de Nazareth qui ne manque pas de toupet : « Simon, prête-moi ton bateau… » Bientôt, cela n’étonnera plus personne, c’est sa manière, sa marque de fabrique… Il fera de même avec la femme de Samarie et avec bien d’autres encore… : « Donne-moi à boire ! »
C’est sa manière… Il ne fait pas de beaux discours… Il s’adresse à des hommes, à des femmes de chair. Il ne leur promet pas monts et merveilles. Il les sollicite, les bouscule même. Il sait que seul un cœur qui accepte de donner, qui découvre qu’il est capable de donner, de se donner, pourra découvrir combien il est aimé, découvrir l’incroyable générosité de Dieu.
De quoi souffrent tant de personnes, au point de se laisser couler ? C’est, de se sentir inutiles, d’avoir l’impression qu’on n’attend plus rien d’elles. “
N’est-ce pas là le point de départ de toute prise de conscience, de toute conversion, de tout engagement en faveur du monde et des autres ? Si tout m’est dû je ne devrai jamais rien à personne. Pour certains, c’est leur idéal… La prise de conscience que tout est don… que les biens, même ceux qui sont à ma disposition, sont d’abord à tous, et pour tous, voilà le point de départ de toute humanité, de toute éthique et justice.
Une pèche surabondante
Avez-vous déjà contemplé le geste du pêcheur debout dans sa barque et qui jette le filet pour qu’il s’en- fonce dans l’eau ?
Jésus demande d’avancer en eau profonde et de lâcher le filet. Il y a dans ce geste, tel que Jésus le demande, à la fois un « prendre (car il faut prendre pur se nourrir), mais aussi un lâcher prise, un abandon, une confiance. Il faut lâcher le filet… prendre, mais pas de trop… Se servir du monde, mais sans le « prendre », sans le mettre à notre disposition. Ce geste a quelque chose de divin, car il dit : « Prends sans t’approprier, sans tuer, sans réduire l’autre au rang d’objet de ta convoitise… Alors, ta pêche sera « miraculeuse ».
En fait, ce geste de pêcher, tel que Jésus l’admire et le demande, est d’une profondeur symbolique extraor- dinaire. Il dit en profondeur la vérité, l’exigence de l’attitude juste de l’homme devant le monde et face aux autres. Ce n’est pas pour rien que c’est dans la foulée que Jésus fera d’eux des pêcheurs d’homme… c’est-à-dire, d’humbles artisans de la liberté… pour prendre, arracher à la mort, pour rendre à la vie.
Le sens va encore s’approfondir. Les filets qui enferment se rompent et vont faire place aux compagnons de toutes les barques…. La surabondance de la pêche révèle celle de la communauté des frères à l’œuvre dans la même barque.
Où faut-il donc chercher le sens du « miracle » ? si non de nous révéler une surabondance, une générosité à laquelle nous n’osons plus croire, qui est celle de Dieu, mais aussi celle de toute sa Création, en faveur de l’homme… quand celui-ci se convertit lui-même, à la fois à la générosité et à la fraternité. N’y a-t-il pas là de quoi illuminer toute la quête écologique actuelle ? Dans le sens d’une gestion du monde et de toute vie qui soit responsable, équitable, selon le cœur de Dieu ?
« Sois sans crainte »
Quand on jette le filet « sur la parole de Jésus », dans l’écoute de cette parole qui fait du geste non pas une prise qui tue, mais une prise qui nourrit en abondance, alors seulement se révèle la surabondance. Il faut sans cesse approfondir cette méditation sur le « prendre » à la manière de Dieu. Jésus avait une manière de « prendre »… de prendre le pain… telle qu’il devenait nourriture pour l’humanité. Les disciples le recon- naissaient à ce geste. Les gens devraient aussi reconnaître ses disciples à ce geste. Cela montre que le christianisme n’est pas fondamentalement « une religion », une subordination à Dieu, mais une affaire d’hommes qui agissent à la manière de Dieu.
Pierre et ses compagnons n’ont pas compris tout ça ce jour-là… Ils ne voient que le « miracle ». En hommes « religieux », ils sont pris d’effroi devant ce qu’ils ressentent comme une manifestation du sacré, de la toute Puissance, devant laquelle l’homme n’a que deux possibilités : ou tomber à genoux dans une soumission inconditionnelle, ou fuir, libéré, dans un athéisme… tout aussi affligeant.
Pierre tombe à genoux, crie son indignité de pécheur devant le Saint. Il demande à Jésus, ni plus ni moins, de s’éloigner de lui, de le laisser en-dehors du rayonnement d’une Puissance qui ne peut être que délétère pour lui. La plus grande partie de l’humanité n’en est-elle pas là ? Aussi longtemps qu’elle reste en-dehors de la révélation de l’Évangile, pour rester, ou dans la soumission, ou dans le refus ?
« Sois sans crainte », lui dit Jésus. Il est venu pour libérer l’humanité de l’emprise du sacré (s’il pouvait en être ainsi dans l’Eglise !!!). Dieu n’a que faire de gens à genoux. Il n’a pas créé l’homme pour cela, mais pour jardiner le monde, pour devenir le compagnon de route de son Fils, se laisser embarquer par lui, en eau profonde, lâcher les filets pour la pêche, rendre le monde à la surabondance pour tous… en équipe, avec des compagnons, des frères libres, libérés de la peur, prêts à goûter et à partager la surabondance de la bonté divine.
Si nous ne changeons pas, nous continuerons à faire le lit d’un athéisme plus insipide que le reste.
Notons enfin que Jésus n’appelle pas, comme il est convenu de le dire… Je trouve cela heureux, car, dans nos mentalités traditionnelles, l’appel est toujours réservé à quelques uns et laisse les autres soit disant libres de faire ce qu’ils veulent. On a trop longtemps enseigné cela.
En réalité… quand on a commencé à sentir cette nouveauté… à prendre en donnant… quand on a goûté à la surabondance offerte… quand meurt la peur de manquer… alors, libre, on ne peut que laisser tout, partir, pour le suivre.
Cette belle chute un peu mystique n’est pas inutile, mais il ne faut pas pour autant stationner sur le Thabor. La lumière est offerte pour illuminer la plaine du quotidien.
Je suis certain que cet Évangile, où nous voyons le Christ emmèner ses disciples au large, en eau profonde pour la pêche, non pas miraculeuse, car ce mot ne parle plus guère à nos oreilles modernes, mais fructueuse, a quelque chose à dire dans notre relation actuelle à la vie, à la nature…
Notre civilisation est moribonde parce qu’elle vit dans une logique d’appropriation qui entraîne destruction et domination, vol et pillage… une effroyable misère pour la plus grande partie de l’humanité… C’est devant cette réalité que nous devrions être saisis d’effroi… devant notre péché… Notre « prendre » est trop souvent un prendre mortifère.
Notre libéralisme, notre capitalisme, le mésusage de notre puissance technicienne, notre manière de nous approprier le monde… sont contraires à l’Évangile. Pour l’Évangile, comme pour la doctrine sociale de l’Eglise, la terre et tous ses biens sont à tous, et pour tous. Cela n’appartient à personne. Cela doit être réparti entre tous. Pour illustrer notre « prise » normale sur le monde, l’immense chalut moderne qui râcle le fond des océans est une mauvaise illustration. Le filet jeté… et le pain de l’Eucharistie conviennent telle- ment mieux.